Tribunes

L’auteur est mort, vive l’illusionniste

Partager LinkedIn X Threads

Author : Anaïs Guillemané Mootoosamy

Read time : 7 mins

Date : 2025-07-08

L’hypnocratie désigne la capacité à manipuler des audiences à renfort d’algorithmes et de réseaux sociaux. L’origine du concept lui-même a d’ailleurs de quoi nous faire questionner l’acte de création.

Dans cette période de course aux lauriers – et aux félins – et de consécration de l’acte de Création, une actualité m’a particulièrement interpellée. Peut-être avez-vous vu émerger le concept d’hypnocratie ces dernières semaines. Un mot-valise, aussi intrigant que percutant, désignant un état où nous évoluons au-delà du vrai, au-delà du faux – une forme d’hypnose dopée. Suspension du jugement critique, activation des affects : un envoûtement discursif, qui mobilise, aligne, embarque.

Ce concept a été formulé récemment par un certain Jianwei Xun, philosophe chinois, dans un ouvrage traduit en France par la revue Le Grand Continent et rapidement relayé dans les sphères intellectuelles et médiatiques. Il y défend une intuition contemporaine : et si le pouvoir résidait non dans la persuasion ni dans la force, mais dans la capacité à manipuler des états de conscience collectifs, à produire un état d’adhésion sensorielle, affective, quasi hallucinée – rendu possible par un appareillage technologique et narratif de plus en plus sophistiqué ?

 

Au-devant du réel

Pour illustrer ce basculement, il convoque deux figures symptomatiques : Trump et Elon. Deux visages d’un même pouvoir hypnotique – et d’une fugace bromance – illustrant ce propos : « La simulation n’imite plus le réel. Elle le précède. » À grand renfort d’algorithmes et via leurs réseaux, ils offrent à leurs audiences de vivre dans leur propre système de vérités, avec leur logique interne, plongeant leurs publics dans une métatranse algorithmique où la sidération remplace l’analyse.

Trump, d’un côté, professe dans un registre de communication qui ne relève plus du régime de la vérité, ni même de l’alternative factuelle : il aurait inventé une forme de véracité émotionnelle, où le choc langagier et la prolifération des récits dominent, face à laquelle le fact-checking n’a plus de prise. Elon, de l’autre, incarne une hypnose tournée vers l’avant. Il projette le futur – cerveaux connectés, colonies martiennes et autres ravissements de promesses technologiques –, nous parle depuis un futur advenu, créant une anticipation qui attire capitaux, talents et immerge dans une forme de rêve – ou dystopie – éveillé.

Quel rapport avec notre célébration annuelle de la Création ? L’origine du concept lui-même d’hypnocratie a de quoi nous faire questionner l’acte de création. Car à l’heure d’inviter le mystérieux philosophe sur les plateaux, les journalistes ont buté sur un détail : il n’existait pas. L’ironie est délicieuse pour un livre sous-titré « L’illusion n’a jamais été aussi réelle, et la réalité aussi illusoire. » En réalité, l’hypnocratie est le fruit d’une coécriture entre une intelligence artificielle et le philosophe italien Andrea Colamedici, dans une expérience visant à tester si un système artificiel peut formuler un concept opérant.

Concept, Création, Auteur – autant de notions cardinales de notre industrie, soudain brouillées. Anecdote révélatrice : Google a corrigé l’attribution de l’œuvre de Xun… pour aujourd’hui la réassigner à Andrea. Pourtant, interrogé dans Philosophie Magazine, Andrea avoue ne pas pouvoir dire qui, de lui ou de la machine, a réellement formulé l’idée. Le concepteur solitaire s’efface au profit d’une dialectique homme-machine. L’outil a son agence – nourrie, certes, d’une infinité de textes humains – mais capable de recomposition, de surprise, de dérive.

Alors pour conclure, j’ai demandé à ChatGPT ce qu’était ou pouvait encore être un auteur. Il m’a proposé deux réponses : « celui qui croit encore que c’est lui qui parle » et « l’auteur est mort. Mais qu’il peut le faire revivre. À la demande ». Pilule rouge ou pilule verte : si l’IA peut conceptualiser, elle nous laisse encore le dernier mot – celui d’exercer l’autorité du choix. L’auteur fonde, l’autorité entérine – même racine, même illusion. Si l’un tombe, l’autre vacille.

Anaïs Guillemané Mootoosamy

Managing Director in charge of strategy - W Conran Design

Plus d'insights de Anaïs
Anais Guillemane
Contact LinkedIn