Pas facile, le combat que chacun mène avec soi-même. Pas facile dans des métiers qui carburent au talent de voir que d’autres en ont tant et plus.

L’apprentissage commence très tôt. Vous êtes au lycée, en cours de mathématiques. Cela fait des mois que vous avez perdu le fil logique qui relie chaque équation à une autre. L’écheveau s’est emmêlé. Inextricablement. À chaque étape du raisonnement collectif auquel vous invite votre professeur, vous êtes le maillon faible. Pourtant, vous ne le faites pas exprès, vous ne ménagez pas vos efforts.Vous notez les formules scrupuleusement sur vos copies simples, mais rien n’y fait.
La pierre de Rosette avait moins de secret pour Champollion que ces graphies abstraites qui noircissent le papier. Louis Lambert (c’est le camarade juste devant vous) écoute à peine. Il opine tranquillement, semble ailleurs, ne prend quasiment aucune note. Il lévite au-dessus de la classe en toute décontraction. « Demain, y’a interro. » La rumeur circulait, mais elle est confirmée. Deux heures de sueur et de souffrances. Au mieux, vous limiterez les dégâts. Demain, Louis Lambert refera lui-même en direct la démonstration comme il respire alors que vous puiserez dans les tréfonds obscurs de votre mémoire pour recopier de travers des ∑σ∈Σ({1,…,n})ϵ(σ) auxquels vous n’avez rien compris. Il aura résolu en une heure ce que vous n’auriez pas réussi en une vie. Vous sortirez dépité, et sans illusion une fois de plus. Si les copies sont rendues par ordre décroissant, Louis Lambert sera servi en premier. Et vous espérerez comme d’habitude finir devant Côme Després, celui qui fait marrer tout le monde du fond de la classe en tordant les pieds de sa chaise à la force de ses bras. II est aussi nul que vous en mathématiques, mais il est champion de France junior d’aviron, lui… Résultat conforme à vos attentes…

Lorsque votre tour arrive, la blessure narcissique est une plaie ouverte sur laquelle on saupoudre une dose de sel. Louis Lambert vous irrite, sa facilité vous exaspère. Mais vous le savez intimement, au fond de vous, il vous impressionne. Il vous émerveille. Vous vous inclinez : respect !
Ce sentiment est une chance. Il déconstruit l’ego, dont chacun est un tant soit peu affublé, et transforme la frustration en émulation, le rationnel en émotion. Il donne à aimer plus qu’à comprendre. C’est un travail long et patient, en particulier pour ceux qui ont fonction d’encadrement. Les agences qui fonctionnent, celles qui cartonnent, ont deux options.
Soit elles sont dirigées par des gourous.

Avec leurs fidèles, qu’ils emmènent où ils veulent, ils effectueront un travail d’auteur. Ce sera formidable jusqu’à l’épuisement. Fatigués de tout piloter eux-mêmes, sans laisser à quiconque le loisir de suivre sa route, ils vieilliront en tournant en boucle autour du rond-point. Certains perdront le fil de l’air du temps que nos métiers hument en permanence. Après eux, le déluge. Ils tireront le rideau derrière eux, laissant leurs équipes dans les coulisses.
Soit elles vivent au rythme des talents qu’elles recrutent. Les chefs à plumes éclairés ne se trompent pas : ils s’entourent de personnalités brillantes, de consultants ou de créatifs plus forts qu’eux. C’est reposant, c’est satisfaisant et c’est régénérant.

Reposant de voir grandir des femmes et des hommes qui apportent des réponses aux questions avant même que vous ne vous les posiez. Satisfaisant d’obtenir le meilleur en les poussant dans leurs retranchements, pas dans les vôtres, en vous laissant éblouir. Régénérant, parce qu’en gardant intacte votre capacité d’émerveillement, vous préparez la suite. Les belles agences changent parfois de nom ou d’acronyme.
Elles changent de managers, mais l’esprit survit parce qu’elles appellent sur scène celles et ceux qui feront demain un triomphe. Comme dans les grandes maisons, de théâtre, d’opéra ou de couture, vous suivrez, en coulisses, le fil tendu des spectacles suivants.